Ou les affres de la navigation dans les eaux troubles de la convergence des luttes.
Depuis l’arrivée des afroféministes dans l’espace public français, l’argument principal pour nous silencer est celui de la « convergence des luttes » et il a cette beauté de nous arriver de toutes parts :
- Parler de la race comme construction sociale ? C’est la dilution de la lutte des classes.
- Parler de l’homophobie et de la transphobie dans les communautés Afro ? C’est affaiblir l’antiracisme politique.
- Parler de la négrophobie dans les trois grandes religions du livre ? C’est appartenir à la team laïcarde et raciste.
- Parler du patriarcat dans les communautés Afro ? C’est refuser de soutenir nos frères.
- Parler de la négrophobie dans les communautés racisées non-noires ? C’est faire le jeu des Blanc.he.s.
- Parler de l’ethnocentrisme et du racisme de la gauche et des féministes blanches ? C’est être des extrémistes racialistes qui divisent au choix la cause des femmes, la lutte des classes ou les deux.
Parler et Exister dans toute notre complexité est donc globalement un problème.
Le point commun de toutes ces injonctions est de nous rappeler notre place dans les luttes : être sauvées, éduquées, et si on est sages, avoir le droit de gérer les tâches organisationnelles, de venir mettre un peu de couleur et de swag sur les photos, ou de produire du contenu (ha, le CONCEPT d’intersectionnalité, ça vous plait, mais quand on vous demande de le mettre en pratique, là c’est silence radio). En résumé, tant qu’on reste à notre place, derrière, en soutien et surtout, qu’on ne demande rien en retour (comme le respect ou la décence), ça va.
Et c’est ce qui me consume à petit feu à chaque épisode du type : « soutiens Lallab, dont la présidente n’hésitera pas -la semaine suivante !!!- à rejoindre un « Conseil Présidentiel pour l’Afrique », histoire de faire des selfies avec Macron » ?!!! C’est bien connu, la Françafrique (car nous sommes en pleine période de remise en cause du Franc CFA, donc ce « Conseil » est tout, sauf à visées décoloniales) et le dézinguage des acquis sociaux, c’est tellement intersectionnel.
J’en profite donc pour faire un point : diviser pour mieux régner a toujours été une pratique de l’État colonial. Donc quand on t’agite une carotte sous le nez, il vaut mieux checker le retour de bâton qui se cache derrière plutôt que de mordre dedans. En effet, les commissions et autres conseils présidentiels n’ont AUCUN poids politique. Ce sont des instances somptuaires, au mieux, instruments de gratification égotique et dans ce cas, outil de neutralisation de militantes.
Est-ce que la gratification égotique et le remboursement des frais de bouche valait vraiment la peine de saboter toute la crédibilité acquise par le travail de terrain et la capacité à fédérer les dizaines d’assos qui ont soutenu la pétition concernant le harcèlement dont Lallab a été victime ? Les mêmes assos qui se voient coupé leur budget par nul autre que le président Macron.
Est-ce que la gratification égotique et le remboursement des frais de bouche valait vraiment la peine de rappeler à vos sœurs noires, à qui Macron dans tout son paternalisme a expliqué qu’elles faisaient trop d’enfants, que si vous comptiez sur leur soutien, elles ne peuvent décidément pas attendre la même chose de vous?
Est-ce que la gratification égotique et le remboursement des frais de bouche valait vraiment la peine de nous pousser, une fois de plus dans des polémiques fratricides sur l’impossibilité de travailler sur un pied d’égalité entre Noir.e.s et Arabes ? (N’étant pas musulmane, je laisserai les concernées développer ce point, mais je note simplement que les femmes noires musulmanes sont encore celles qui se retrouvent en plein cœur du feu croisé, ou de l’intersectionnalité non-pratiquée).
Si c’était la première fois que ce genre de choses arrive, je serai moins désespérée. Et je n’aurai pas perdu du temps à écrire ce statut alors que j’essaie péniblement de terminer mon mémoire de maitrise avant vendredi.
Mais j’ai soutenu Lallab face à l’islamophobie d’État, justement parce que je pense qu’on s’en sortira tou.te.s ensemble, ou qu’on coulera tou.te.s ensemble. Et s’en sortir tou.te.s ensemble, ça veut dire dans une pratique radicale de l’intersectionnalité, à commencer par la conscience du fait que ce qui est demandé aux femmes noires ne leur est jamais rendu. Nous sommes là pour développer la théorie, pour organiser les événements, pour essuyer les plâtres (car toutes ces belles activités se font bien souvent aux dépens de nos carrières, de nos vies de famille, etc.).
Notre job numéro 1 est de soutenir et inspirer (quand on ne se fait pas purement et simplement plagier par) tout le monde, mais qui nous soutient, nous ?
Qui s’arrête trente secondes pour penser que :
- Le Maghreb est en Afrique, donc la sortie de Macron sur les africaines qui font trop d’enfants aurait dû vous scandaliser, aussi! Mais comme chaque jour le confirme un peu plus : « Les cultures noires sont à la mode mais les Noir.e.s ne le sont toujours pas. »
- Nos vies d’équilibristes qui tentons de simultanément dialoguer avec nos familles, notre entourage, notre communauté, les autres communautés et le groupe majoritaire, en se faisant traiter de traitresses à toutes les causes, sont des vies d’angoisse, d’interpellations et insultes constantes. Et que notre mise en danger devrait être prise en compte, pas comme un acquis voire même un dû, mais comme un don, qui a un coût moral et mental immense et qu’il convient de choyer.
- Aujourd’hui, j’avais autre chose à faire que m’embrouiller avec mes potes qui se réjouissent d’avoir une fois de plus pu me prouver « qu’il n’ y a rien à attendre des Arabes », autre chose à faire que de m’en vouloir de ne pas trouver de réponse positive à celleux qui m’ont dit « c’est fini, c’est la dernière fois ». Aujourd’hui, je me suis encore laissée dérailler dans mon travail par le chagrin. Et aujourd’hui, ce coup de surin vient des mien.ne.s et c’est ce qui le rend plus douloureux.
Je suis une pragmatique. Je maintiens que la non-mixité, est un outil auquel j’aurai recours toutes les fois où j’en ai besoin. Mon rejet de l’injonction à la « convergence des luttes » a toujours été le même : s’il s’agit d’un outil pour me faire taire, je ne suis pas intéressée. Mais je pense qu’on a intérêt, à terme, à apprendre à travailler ensemble : entre hommes et femmes noir.e.s ; entre Noir.e.s et Arabes, entre Noir.e.s et Asiatiques et même entre Noir.e.s et Blanc.he.s ; entre personnes valides et personnes en situation de handicap, etc. C’est pour cela que je me suis tournée vers la pratique de l’intersectionnalité, par exemple, en proposant des panels où divers.e.s représentant.e.s de groupes minorisés peuvent interagir sur le même sujet. Et dans le cas de Lallab, comme pour de nombreuses autres pétitions, mon choix est simple : je n’ai pas besoin d’adhérer à 100% à tout ce que fait une association qui promeut la justice sociale pour les soutenir quand elle dénonce le harcèlement dont elle est victime. Je peux même me mobiliser avec d’autres collectifs/asso sur ce sujet précis et recommencer à débattre avec elleux à propos des dissensions que nous avons sur d’autres enjeux. Mais, dans le cas de l’acoquinement avec Macron et la Françafrique, il y a une limite entre compromis et compromission qui a été allégrement franchie. Macron et « justice sociale » est l’oxymore par excellence.
Tous les sujets mentionnés en début de post sont donc ceux dont il est plus que temps de se saisir, car -et je ne pense pas être la seule-, je suis fatiguée. Fatiguée de tendre la main, fatiguée de ne pas vouloir céder au cynisme et au chacun.e dans sa lutte, fatiguée de ne pas faire de procès d’intention pour toujours finir par être déçue.
Et j’écris ce message avec tout l’amour qu’il me reste. Ici, je parle d’amour politique, pas d’un amour niais « prenons-nous par la main et chantons Coumbaya ». Un amour exigeant, un amour qui vient te taper là où ça fait mal, un amour sain qui est le contraire de la relation à sens unique. L’amour de bell hooks et de Baldwin :
« Le rôle de l’artiste est exactement le même que le rôle de l’amant.e. Si je t’aime, je dois te faire prendre conscience de ce que tu ne vois pas. »
Et je sais que la répétition est la base de la pédagogie, mais depuis le temps qu’on le dit et qu’on le répète, ce serait bien que vous finissiez par nous voir, pas juste quand vous avez besoin de nous, mais aussi quand nous avons besoin de vous.
Comme toujours, dans mes moments de grande détresse, je termine avec un poème. Aujourd’hui, The Bridge Poem de Dona Kate Rushkin issu du livre « This Bridge Called My Back » (1981) :
[version française plus bas]
I’ve had enough
I’m sick of seeing and touching
Both sides of things
Sick of being the damn bridge for everybody
Nobody
Can talk to anybody
Without me Right?
I explain my mother to my father my father to my little sister
My little sister to my brother my brother to the white feminists
The white feminists to the Black church folks the Black church folks
To the Ex-hippies the ex-hippies to the Black separatists the
Black separatists to the artists the artists to my friends’ parents…
Then
I’ve got the explain myself
To everybody
I do more translating
Than the Gawdamn U.N.
Forget it
I’m sick of it
I’m sick of filling in your gaps
Sick of being your insurance against
The isolation of your self-imposed limitations
Sick of being the crazy at your holiday dinners
Sick of being the odd one at your Sunday Brunches
Sick of being the sole Black friend to 34 individual white people
Find another connection to the rest of the world
Find something else to make you legitimate
Find some other way to be political and hip
I will not be the bridge to your womanhood
Your manhood
Your human-ness
I’m sick of reminding you not to
Close off too tight for too long
I’m sick of mediating with your worst self
On behalf you your better selves
I am sick
Of having to remind you
To breathe
Before you suffocate
Your own fool self
Forget it
Stretch or drown
Evolve or die
The bridge I must be
Is the bridge to my own power
I must translate
My own fears
Mediate
My own weaknesses
I must be the bridge to nowhere
But my true self
And then
I will be useful
J’en ai assez
J’en ai marre de voir et de toucher
Les deux côtés des choses
Marre d’être le foutu pont pour tout le monde
Personne
Ne peut parler à personne
Sans moi
N’est-ce pas ?
J’explique ma mère à mon père mon père à ma petite sœur
Ma petite sœur à mon frère mon frère aux féministes blanches
Les féministes blanches aux gens de l’église Noire les gens de l’église Noire
Aux ex-hippies les ex-hippies aux séparatistes Noir-e-s les
Séparatistes Noir-e-s aux artistes les artistes aux parents de mes ami-e-s…
Ensuite
Il faut que je m’explique
À tout le monde
Je fais plus de traductions
Que les Maudites Nations Unies
Laisse tomber
J’en ai marre
J’en ai marre de compenser vos manques
Marre d’être votre assurance contre
L’isolement des limitations que vous vous imposez vous-mêmes
Marre d’être la folle dans vos dîners de vacances
Marre d’être la bizarre dans vos brunchs dominicaux
Marre d’être la seule amie Noire de 34 individu·e·s blanc·he·s
Trouvez une autre connexion au restant du monde
Trouvez quelque chose d’autre pour vous légitimer
Trouvez un autre moyen d’être politique et branché·e
Je ne serai pas le pont vers votre féminité
Votre masculinité
Votre humanité
J’en ai marre de vous rappeler de ne pas
Vous enfermer trop étroitement pour trop longtemps
Je suis fatiguée de négocier avec votre pire moi
Au nom de vos meilleurs moi
J’en ai marre
D’avoir à vous rappeler de respirer
Avant que vous vous étouffiez
Bouffon-ne-s
Laissez tomber
Etirez-vous ou noyez-vous
Évoluez ou mourez
Le pont que je dois être
Est le Pont vers ma propre force
Je dois traduire
Mes propres peurs
Médier
Mes propres faiblesses
Je dois être le pont vers nulle part
Sauf vers mon vrai moi
Et alors
Je serai utile.